Extrait de Marianne

Pages 335 à 365

 Me voici ! dit le docteur. On s’empressa autour de la voiture, où une jeune personne, saisie de terreur, soutenait dans ses bras le corps convulsé d’une autre femme, rejetée et comme tordue en arrière, la bouche écumante. Albert et Marianne tressaillirent en reconnaissant Fauvette ; quant à la mourante, c’était Florentine. Elle fut transportée dans la pharmacie, où le docteur, dominant quelque émotion, s’efforça, aidé de son fils, de triompher du mal. D’abord qu’avait-elle ?
 Je ne puis vous dire que peu de chose sur cette dame, que je ne connais pas, dit le jeune homme, qui n’était autre que M.Albin. Elle faisait partie d’une société... joyeuse où je me trouvais. Nous avons soupé et bu copieusement.

J’ai insisté pour faire accepter une voiture à mademoiselle, qui voulait rentrer chez elle, - poursuit-il en montrant Fauvette, - mais elle n’a consenti qu’à la condition que cette personne monterait avec nous. A peine étions-nous en voiture, que cette dame s’est trouvée mal, et le mal est devenu si terrible que nous nous sommes hâtées de chercher du secours.
 C’est une indigestion épouvantable, dit le docteur, voilà tout. Mais il faut que cette femme... Il n’osait achever sa phrase, Albert le fit.
 C’est un estomac perdu par le jeûne, dit-il ; elle n’aura pu résister ce soir au plaisir de la bonne chère, et vraiment elle est bien mal. Fauvette avait abandonné Florentine aux soins du docteur, d’Albert et du pharmacien, qui l’entouraient ; elle s’était retirée dans un coin, debout, toute saisie, et les larmes coulaient sur ses joues. Placées en face d’elle, Marianne la regardait ; maintenant elle trouvait la ressemblance qui l’avait frappée : c’était cette tête douce et jolie qu’elle avait dit être le portrait d’une grande artiste. Quel entassement de facile mensonges, et comme elle le sentait impossible à combler l’abîme de défiance qui désormais les séparait ! Elle se glissa près de Fauvette.
 Mademoiselle, dit-elle à demi-voix, je désirerais beaucoup vous parler ; voudriez-vous me donner votre adresse ; et puis-je aller chez vous un matin, de très bonne heure ?
 Vous, mademoiselle ! dit la jeune ouvrière tremblante.
 Ne vous défiez pas de moi, je vous en prie.
 Non !... non !... Eh bien ! venez : rue des écoles, n°..., tant matin que vous voudrez, et demandez Mlle la lingère. Merci, au revoir ! Tout le monde était préoccupé pour qu’on s’aperçût de ce colloque. Les remèdes du docteur paraissaient agir, les spasmes qui agitaient la malade s’apaisaient ; elle reprit ses sens et tourna les yeux autour d’elle. M. Brou s’était reculé de quelques pas ; Florentine ne vit qu’Albert et Fauvette, qui s’étaient rapprochés.
 Ah ! leur dit-elle, que je souffre !... Faut-il qu’un si bon dîner... De nouveaux gémissements lui échappèrent, puis elle repris avec effort : Ce n’est pas, au moins que j’ai été bien gourmande... non... c’est que... voyez-vous...je n’avais rien mangé depuis trois jours ! M. Beaujeu amenait enfin une voiture ; Mme Brou se hâta d’y monter avec sa fille et appela Marianne au moment où celle-ci remettait sa bourse à Fauvette pour Florentine.
 Quelle horreur que ces débauchés ! s’écria Mme Brou quand elle se fut établie à l’aise sur les coussins. N’avoir pas de quoi manger et faire des orgies ! On frémit de se trouver en présence de telles créatures. Ah ! Paris est un lieu bien compromettant ! Vous vous êtes approchée de l’autre fille, Marianne, je l’ai vu. C’était pour lui donner quelque chose ? Mais c’est égal vous avez tort ; une demoiselle comme vous n’approche pas de ces personnes-là. Il fallait laisser faire la chose à ces messieurs. Et puis c’est une charité mal placée. Ces filles-là ne méritent aucune pitié. On attendait le docteur. De nouveaux gémissements s’échappèrent de la Pharmacie, dont la porte était ouverte.
 les spasmes l’ont reprise, dit Albert ; je ne crois pas que la malheureuse en revienne. Quelques instants s’écoulèrent, puis le docteur vint et monta en voiture . il était livide.
 Eh bien ? dit Albert.
 Elle est morte, répondit-il.

XVIII

Le lendemain, quand Albert et Marianne se rencontrèrent dans le salon de l’hôtel, ils purent deviner l’un et l’autre , en se regardant, que leur nuit n’avait été des deux parts qu’une insomnie. Cependant, si la jeune fille avait les paupières fatiguées et les joues pâles, si tout en elle exprimait la souffrance et comme la meurtrissure d’un grand coup reçu, elle n’en avait pas moins dans l’attitude quelque chose d’indéfinissable, qui n’était pas du calme, car elle était vivement émue, et pourtant y ressemblais. : une simplicité forte, effet, sans doute, d’une résolution prise. Albert, au contraire, était violemment agité. Il ne savait évidemment ce qu’il devait attendre, et ses pensées oscillaient entre la crainte et l’espoir. Mais, par-dessus tout, la honte l’écrasait devant celle dont il avait trahi l’amour et tant de fois trompé la confiance. Le sentiment profond qu’il avait de la chasteté et de la loyauté de Marianne lui faisait comprendre en ce moment, pour le première fois, sa propre bassesse, par cela seul qu’il n’était plus couvert, comme autrefois, par le voile de ses mensonges et se voyait à nu devant elle. Son regard était fiévreux, ses joues pâlissaient et rougissaient tour à tour ; il baissait le front, et la brusquerie, aussi bien que la gène de se mouvements, décelais un état nerveux et fébrile. Arrivé le premier, il se leva vivement à l’aspect de Marianne et la salua sans oser lui toucher la main. La phrase qu’il avait méditée lui échappa ; il s’empressa en silence de la faire asseoir, et ne s’assis auprès d’elle qu’après l’invitation qu’elle fit en lui montrant un fauteuil assez éloigné du sien et qu’il n’osa rapprocher. Il ne l’avait jamais vue mise avec tant de simplicité, on eût dit qu’elle s’était exprès négligée : un peignoir de toile grise, attaché seulement au cou par une cravate de mousseline ; les cheveux sans ornements, liés d’un ruban noir. Mais qu’avaient-ils besoin d’ornements, ces admirables cheveux blonds, qui, sans aucun souci de sévérité quant à eux, jouaient, folletaient sur son front et se roulaient par derrière en boucles, d’autant plus charmantes que chacune d’elles c’étaient arrangée à son gré ? Le peignoir avait beau dissimuler les inflexions de la taille, il n’en marquait pas moins la courbe pure des épaules et le plan ferme et élevé de la poitrine ; il fallait bien que ces belles mains et ce poignet délicat sortissent des manches, et parussent d’autant plus gracieuses que la manche elle-même était droite et fruste. D’un regard furtif, Albert considérait aussi les traits fins et expressif de ce visage, empreints d’une sévérité à la fois triste et candide, qui leur donnait un nouveaux charme, et, en ce moment où il craignait de la perdre, il la trouvait plus belle, plus désirable que jamais, et la pensée qu’elle pouvait lui être ravie lui inspirait une colère, une peur immenses. Non, non, il n’y consentirait pas ! Mais qu’allait-il faire désormais pour la reprendre ? Mentir n’était plus possible. Eh bien ! il l’aimait, il la voulait ; il criait sa douleur, implorait son pardon et triomphais cette à force d ‘éloquence sincère. Il se dit tout cela en un instant, jeta à la mer ce bagage de détour, de faux-fuyants, de mensonges, qui l’avait si mal servi, et résolut de s’en fier pour la première fois à la vérité même, aveuglément. C’était hardi, c’était désespéré ; mais en réalité, n’y avait pas autre chose à faire. L’amour-propre en devait souffrir ; mais pourvu que l’amour fût sauvé, tant pis ! Il se laissa donc aller naïvement, tout bêtement, eût-il dit ; et, comme il était embarrassé, garda le silence. La jeune fille n’était pas non plus sans embarras ; elle souffrait, elle aussi, d’une honte : cette honte généreuse qu’éprouvent devant un coupable convaincu, ceux qui respectent la nature humaine. Elle aussi détournait ses yeux de ceux d ‘Albert. Enfin, raffermissant sa voix, elle dit :
 Albert, j’ai beaucoup souffert à cause de vous... Il l’interrompit en joignant les mains :
 Ah ! Marianne !...
 Il y a longtemps que je sentais, sans savoir... et cependant avec beaucoup de souffrance... que vous ne m’aimiez plus... Albert fit un bond :
 - Que je ne vous aimais plus , Marianne ! Ceci est un blasphème, je n’ai cessé de vous adorer. La jeune fille détourna la tête avec une pénible confusion :
 Par respect pour vous et pour moi-même, dit-elle, ne me parlez plus ainsi ! Me croyez-vous donc aveugle et sourde, Albert ? Il n’y a que votre mère que vos paroles puissent... J’ai été longtemps sans doute à comprendre ; mai enfin ma conviction est faite, et plus rien, je vous l’assure, ne peut l’ébranler.
 Ah ! Marianne, reprit-il plus confus que jamais et attendri malgré lui-même par cette sublime ignorance de l’infamie, je ne cherche pus à nier mais crimes ; vous les connaissez, je le sais. Et pourtant si j’ai été léger, perfide, infidèle, hélas ! il n’en est pas moins vrai que je n’ai jamais cessé de vous aimer, de vous regarder comme la seule et unique femme avec laquelle je puis goûter l’amour vrai, le vrai bonheur ! Dans ses yeux candides, qu’elle tenait fixés devant elle, il vit passer l’étonnement et une épouvante mêlée d’incrédulité.
 Je ne puis vous comprendre, repris-elle après un silence, mais laissons ce point. Je voulais seulement vous dire que j’avais beaucoup souffert par vous, et si vous n’admettez pas que j’ai quelque droit à vous demander une réparation ?
 Oh ! oui, répondit-il, ne vous donnez pas la peine de me faire des questions semblables. Vous avez tous les droits sur moi, tous ! Non, repris Marianne, je ne réclame que celui-là ; mai je crois que c’est justice. Eh bien ! la réparation que je vous demande, que j’exige de vous, puisque vous le devez, c’est de ne pas penser à un duel avec M.Démier.
 Ah !... vous avez peur... pour lui ? demanda-t-il amèrement. Elle répondit froidement :
 Pour lui et pour vous.
 Ainsi, s’écria-t-il, sans vouloir comprendre combien il avait peu de droits à la jalousie en ce moment, vous nous mettez déjà sur la même ligne ! Cela promet... Marianne devint plus pâle :
 Non, je ne vous mets pas sur la même ligne, répondit-elle lentement. Albert sentit le mépris contenu da ns ces paroles et en fut atterré.
 Marianne, dit-il douloureusement, êtes-vous implacable ? Combien vous faut-il d’années d’expiation ? Quels sacrifices ?... dites. Laissez-moi seulement un rayon d’espoir.
 Nous parlerons de cette question, si vous l’exigez plus tard ; mais vous n’avez pas répondu à ma demande. Voulez-vous me faire le sacrifice de ce duel ? Vous ne trouverez pas d’opposition du côté de M. Démier. Le duel, cela est si simple qu’il est inutile de le démontrer, est une chose absurde et coupable. Il y a double injure : vous l’avez faite, elle vous a été rendue. Vous êtes quitte par conséquent. Cette folie n’aurait d’autre effet que de risquer deux vies et de mettre votre mère au désespoir. Quant à moi, si vous me donnez cette satisfaction, Albert, je ne vous ferais jamais un reproche. A entendre cette phrase, il crut que son pardon était à ce prix, qu’il restait fiancé de Marianne, et contenant sa joie :
 Ah ! dit-il, pour obtenir ma grâce, tout me serait possible, hors le sacrifice de mon honneur. Y songez-vous ?
 Votre honneur ! répéta-telle en frémissant. Votre honneur, vous le placez dans un acte mauvais et stupide, jugé depuis longtemps, et vous n’avez craint... Je vous en supplie Albert, veuillez réfléchir, et ne faites pas ainsi dépendre votre vie, votre conscience, de phrases toutes faites, qui ne supportent pas l’examen.
 Je ne suis pas indépendant à ce point de l’opinion, dit Albert froissé ; j’ai besoin de l’estime de mes concitoyens.
 Nous ne pouvons nous entendre.
 Jamais, dit-il, je n’accepterai ce jugement ; je veux au contraire que désormais... Oui, ma pensée fera tous les efforts pour se rapprocher de la vôtre. Soyez seulement un peu indulgente, Marianne. Vous voulez que ce duel n’ai pas lieu. Je voudrai pouvoir vous satisfaire. Eh bien ! cherchons ensemble... mais auparavant... oh ! dites-moi que vous croyez à mon repentir, et que vous daignerez me pardonner.
 Vous m’avez imposé, dit-elle d-une voix altérée, la plus cruelle déception qui puisse atteindre, à vingt ans, un cœur sincère. Mais je vous pardonnerai en effet, Albert, si vous réparez, par votre loyauté vis-à-vis d’une autre femme, votre conduite envers moi.
 Vis-à-vis d’une autre femme ! s’écria le jeune homme étourdi, que voulez-vous dire ? Il n’y a qu’une femme au monde que je puisse aimer !... Il se reprit :
 A qui je puisse consacrer ma vie ; Marianne ouvrit la bouche ; mais elle parut vouloir contenir des paroles trop vives, et sa pensée ne se traduit que par un sourire amer. Ah ! Marianne ! s’écria le jeune homme en joignant les mains, j’ai cédé, il est vrai, à des entraînements, au mauvais exemple ; je vous ai gravement offensée. Mais, croyez-moi, je suis maintenant au désespoir de pareilles erreurs ; elles me sont impossibles désormais. Votre douleur m’a désolé ; votre généreux élan de confiance, l’autre jour, m ‘a changé l’âme. Ah !si vous saviez combien alors j’ai souffert de vous tromper ! J’aurais tout avoué, si j’avais cru pouvoir espérer votre pardon. Du moins, je me suis juré à moi-même d’être tout à vous. J’avais pris des résolutions irrévocables. J’étais sauvé, guéri pour vous, Marianne ! Et c’est alors que cette femme... Ah ! combien je la déteste !... Hélas ! le mensonge force au mensonge. Il m’ paru que celui-la encore était nécessaire ; je me disais qu’il serait le dernier. Fatalité !... Oh ! mais vous aurez pitié de moi, Marianne ; vous croyez à mes remords, ils sont éternels. Désormais je vous appartiens tout entier ; je n’ai plus d’autre pensée que de mériter mon pardon et de consacrer ma vie à votre bonheur. Oh ! croyez-en mon désespoir, Marianne, chère Marianne ! si vous saviez quelle nuit j ‘ai passée ; je pleurais comme un enfant, je me prosternais devant vous, je vous criais : Marianne, oh ! chère fiancée, pourtant je t’aime ; va, je t’aime, n’accuse pas mon cœur des erreurs... Il s’était jeté à genoux ; mais aussitôt la jeune fille s’était levée, droite, indignée, une vive rougeur à la joue. Du geste, elle lui coupa la parole :
 Assez, monsieur, lui dit-elle : vous n’avez plus le droit de me parler ainsi ! Il se releva fort pâle.
 Quoi ! vous refusez de me pardonner !... Vous brisez nos liens, Marianne ? Oh ! c’est impossible ! Plus de deux années d’amour, de serments... un engagement sacré... La jeune fille le regardait avec stupéfaction.
 C’est vous, s’écria-t-elle, c’est vous qui réclamez !... Cet engagement... sacré en effet, qui l’a brisé ? qui s ‘en est moqué ? Cet amour, ces serments !... Ah ! je m’étais promis de ne pas vous dire de choses amères. Vous quittez suffit. Mais il faut être par trop dépourvu de cœur et de pudeur pour ne pas sentir que de tel souvenirs ne sont plus pour moi que des insultes... oui, douloureuses à ma fierté ! Vous m’avez volé, monsieur, ce qu’il y a de plus cher et de plus respectable dans l’être. Les effusions les plus pures de mon âme se sont exhalées vers vous, l’amant d’une autre ! Les sources les plus vives de mon cœur vous ont été ouvertes, et vous les avez souillées ! je vous croyais, je vous aimais, je vous disais tout ; vous me répondiez, et ce n’étais qu’une comédie infâme ! Vous ne m’avez pas seulement trahie, vous m’avez humiliée, et peut-être découragée à jamais ! Quand j’y pense, j’ai besoin de beaucoup de force pour ne pas vous haïr. Ah ! vous ne comprenez pas cela !... Que vous m’avez fait du mal !... A vingt ans, vous me faites douter de tout, moi qui ai besoin de croire pour vivre. Non, je ne pourrai jamais vous pardonner. Sous de telle paroles, sous les éclairs d’indignation qui partaient de ces yeux mouillés de larmes, Albert un instant resta foudroyé, et le désespoir le prit à l’idée que cette belle et riche Marianne, sa conquête enviée, allait être perdue pour lui. Tout à la fois il pensa aux railleries dont il serait l’objet, aux avantages de luxe et d’importance qui lui échappaient, aux rares qualités de cette fiancée, qu’i n ‘avait jamais vu si belle, et l’amour, l’ambition, l’amour-propre réunis lui causèrent un transport de passion tel, qu’il se traîna aux genoux de Marianne en l’implorant dans les termes les plus vifs et les plus touchants. Cette fois, il était sincère ; il eût été difficile d’en douter, à son trouble, au désordre de ses paroles, aux larmes qui mouillaient ses yeux.
 L’expiation la plus cruelle, Marianne, des années d’épreuve, s’il le faut, tout ! je ne sais, j’ai tout mérité. Mais ne m’ôtez pas l’espoir. Etes-vous implacable ? Pouvez-vous rester insensible au désespoir de celui que vous avez tant aimé ? Relevez-moi, rendez-moi digne de vous. Avez-vous pensé aux dangers qui m’entouraient ? les pouviez-vous apprécier seulement ? Soyez juste. Quand je suis arrivé à Paris, plein de vous seule, tout à notre amour, j’ai trouvé chez les autres la raillerie, le spectacle constant de leurs mœurs. Et qui blâme cela ? Personne . Tout le monde l’accepte ; les hommes graves, les mères de famille ; cette Mme Milhau qui trouve maintenant étrange que son mari soit ce qu’il était. J’aurais dû résister, je le sais ; une femme telle que vous doit être méritée. Mais j’ai été faible. J’en ai souffert ; je me maudissais, je rougissais devant vous. Est-il donc impossible de se racheter, Marianne ? Vous qui ne croyez pas à l’enfer, n’y a-t-il pas de pardon dans votre cœur ? On ne se console pas de vous avoir perdue. Mieux vaudrai me condamner à mort ! Elle était émue de pitié ; ses mains tremblaient, des larmes coulaient sur ses joues.
 Albert, épargnons-nous... écoutez-moi...
 Vous pleurez ! s’écria-t-il en essayant de prendre ses mains ; vous pleurez ! Oh ! merci, Marianne ; je savais bien que vous ne pouviez pas être sans pitié pour moi !
 Sans doute je souffre, et cruellement.
 Et moi donc ? Ah ! Marianne, il n’y a que douleur, vous le voyez bien, hors de l’amour.
 Albert, je ne puis vous tromper, même par pitié ?. Oui, cet amour laisse une plaie profonde, mais il ne peut plus revivre, et je le voudrais même, Albert, entendez-vous ? je le voudrais, que ce serait impossible ; tout ce qu’il y a en moi de plus intime s’y opposerait. Vous ne pouvez plus être le mien.
 Marianne, s’écria-t-il, c’est là une exagération de votre délicatesse, que tout le monde traiterais de folie. Mais regardez un peu la vie, interrogez, ouvrez vos yeux... nul ne comprendra...
 Je comprends, moi, je sens, et cela suffit, puisqu’il s’agit de moi-même. Cependant, s’il vous faut une autre raison, je la donnerai ; car il me semble, de plus cruel serait de vous laisser un espoir inutile. Il y a une chose, Albert, qui est l’âme, la racine même de l ‘amour, et que vous avez arrachée de moi, c’est la confiance. Je ne puis comme parent, vous aimer encore ; me donner à vous, jamais ! Je ne vous crois plus. A cette déclaration si nette, il pâlit et resta de pierre. Elle-même rougit d’émotion d’avoir frappé un tel coup, et repris d’une voix douce en s’approchant de lui :
 Pardonnez-moi j’ai cru devoir en finir sur ce point. Mes sentiments et mes paroles sont trop vifs peut-être ; mais , je vous l’ai dit, moi aussi je souffre beaucoup... Pardonnons-nous réciproquement, Albert, et gardons entre nous l’amitié de famille. Je voudrais que vous me permissiez de vous donner les conseils d’une sœur. Vous vous accusez seulement vis-à-vis de moi ; mais vous avez été coupable encore peut-être vis-à-vis d’une autre, et pourtant, si j’en crois mon observation, mon sentiment, cette personne mérite mieux que le dédain. Vous-même l’avez appréciée... Vous l’aimiez... Avez-vous le droit de l’abandonner ? Albert poussa un terrible éclat de rire :
 Achevez ! Proposez-moi de l’épouser ! Sur ma parole ! vous avez juré de m’infliger toutes les insultes à la fois. Vous savez admirablement vous venger, mademoiselle ! Et il sortit brusquement. Mlle Aimont était remontée dans sa chambre, et se laissait aller à l’émotion que cette scène lui avait causée. Des larmes silencieuses coulaient sur ses joues. Elle entendaient encore les prières désespérées d’Albert et le voyait se traîner à ses genoux, et cela lui causait encore une âpre souffrance ; car son oreille, son cœur, toutes les fibres de son être la connaissaient bien cette voix et n’avaient pu encore se déshabituer de l’aimer. Mais la raison, le sentiment lui-même, n’étaient plus pour lui. Il y avait maintenant des choses que Marianne aimait plus qu’Albert : sa propre pudeur, l’amour vrai, la sincérité, la justice. Autrefois, elle avait cru pouvoir les aimer ensemble ; mais une séparation profondes s’était faite entre eux et lui, et elle le voyait si fort au-dessous de ces idéalités saintes et chéries, qu’elle n’éprouvait dans sa douleur aucune hésitation . Elle s’était trompée, elle et lui n’étaient pas faits pour s’unir, et elle frémissait de l’erreur irrévocable qu’elle avait failli commettre, elle s’indignait d’avoir aimé cet homme, qui faisait de l‘amour une chose incompréhensible pour elle, mais à coup sûre basse. Elle le sentait bien, à ses révoltes profondes, à l’indignation dont elle tremblait encore, et plus elle réfléchissait et se rappelait certaines paroles d’Albert, plus la pitié s’effaçait, laissant l’impression opposée plus forte. Cette phrase : j’aurais tout avoué si j’avais cru pouvoir espérer votre pardon, lui donnait la mesure de cette âme flasque, sans ressort et sans ardeur généreuse. Ainsi il ne pouvait être franc qu’a la condition de n’en pas souffrir ? Le besoin d’être vrai, quoi qu’il pût arriver, de ne tromper à aucun prix, de pouvoir s’estimer lui-même, ce besoin lui était étranger ! Et cette femme séduite et abandonnée qu’il osait maudire ! Il l’avait aimée pourtant, où, s’il ne l’avait pas aimée, comment, ?... pourquoi ?... Triste mystère !... devant lequel la chaste imagination de Marianne s’arrêtait, prise de peur et de dégoût, mais en pensant à ces choses elle se rassurait : un tel homme ne pouvait être inconsolable, et quoi qu’il en dit, elle ne pouvait plus se croire aimée. La porte s’ouvrit, et un obus entra dans la chambre. C’était Mme Brou, qui fit explosion ainsi :
 Est-ce possible ce que vient de me dire Albert, que vous voulez rompre avec lui. Vous n’avez pas pu dire cela sérieusement, je vous estime trop pour le croire. Mais vous l’avez mis dans un état épouvantable. Venez vite le consoler. Elle parlait avec tant de conviction, que Marianne resta muette, entrevoyant l’impossibilité de se faire comprendre.
 Je vois que vous êtes fâchée, repris Mme Brou, et vous voilà maintenant à pleurer de votre côté ; vous êtes bien peu raisonnable ! A quoi bon de ces sottises ? Si vous aviez la raison d’Emmeline, tout cela n’arriverait pas, et je serais plus sur du bonheur d’Albert. Mais enfin, allons, suivez-moi ; car il n’est pas convenable qu’il vienne dans votre chambre. Et puis, ma chère enfant, que ce soit fini , toutes ces histoires. Il y a des femmes qui croient se faire aimer davantage en se faisant valoir, je le sais ; mais cela a bien aussi ses inconvénients, cela fait voir les défauts du caractère. Le devoir d’une femme est de pardonner, et on l’aime ensuite davantage. Vous devriez croire cela, Marianne. Etait-ce l’effet des explications de la nuit passée entre le docteur et sa femme que Mme Brou transmettait généreusement à sa pupille ? On peut le croire, car l’harmonie semble dès lors rétablie entre les deux époux et M. Brou ne quitta plus sa femme un instant pendant le court séjour qu’ils firent encore à Paris .
 Madame, dit Marianne, - car il fallait répondre, - je regrette d’avoir à vous le dire, puisque vous m’en blâmez d’avance ; mais ma résolution est très sérieuse. Je ne crois pas qu’une union désormais puisse être heureuse entre Albert et moi.
 Ah ! vous ne croyez pas !... s’écria Mme Brou ; et elle s’arrêta suffoquée. Tenez, vous êtes folle ! cria-telle ensuite. Vous êtes folle ! je l’avais toujours dit.
 En ce cas, madame répondit la jeune fille blessée, vous n’avez qu’à me remercier de ma décision et je m’étonnerais de votre insistance.
 Ainsi, reprit la mère d’Albert, sans s’arrêter à l’argument, c’est à cause des calomnies de ces misérables d’hier que vous rompez un engagement si ancien et qui est devenu public ? Vous vous en fiez plutôt à la parole de ces gens qu’à celle de mon fils ?
 Quand l’évidence... Mais d’ailleurs , madame Albert m’a tout avoué. Ce mot causa une suffocation nouvelle à Mme Brou.
 Tout avoué ! répéta-t-elle, cela n’est pas possible !
 C’est trop dire peu-être en effet ; mais enfin il m’a avoué... qu’il avait trahi notre engagement...
 Non, mademoiselle ; on ne trahit un engagement que lorsqu’on refuse de le tenir, mon fils ne demande qu’à tenir le sien. La jeune fille rougit.
 Puisqu’il faut s’expliquer plus nettement, madame, votre fils m’a avoué qu’il avait eu des maîtresses.
 N’avez-vous point de honte, s’écria Mme Brou, de vous occuper de pareilles choses, vous une demoiselle ? Est-ce que vous devriez savoir seulement ce que cela signifie ? Mais voilà ce que produit l’esprit d’indépendance et d’insubordination. Je vous ai toujours prêché les convenances, Marianne ; vous n’avez jamais voulu en tenir compte, et voilà que vous osez vous immiscer dans des choses où une jeune fille qui se respecte ne doit jamais regarder.
 Quoi ! madame, je ne dois pas m’inquiéter de la conduite de l’homme que j’épouse ?
 Non, parce que pour l’apprécier, il faut savoir les choses que vous devez ignorer.
 Vous n’y pensez pas : il y va de mes intérêts les plus chers, et je n’aurais pas le droit...
 Non, mademoiselle, au nom de votre pudeur...
 Ah ! s’écria Marianne indignée, la vôtre et la mienne ne sont pas les mêmes ; car c’est ma pudeur à moi qui m’oblige de m’éclairer et me défend d’être la femme d’un homme qui ne respecte pas l’amour. Etrange pudeur, madame, que celle qui interdit de savoir à qui l’on se donne ; si c’est là une vertu, je n’y prétends pas, et pour tout dire, j’ai plaint sincèrement hier Emmeline de la pratiquer.
 Vous êtes aussi incapable de juger Emmeline que de l’imiter, riposta Mme Brou. Mais puisque voue tenez tant à vous instruire, mademoiselle, il faudrait tout savoir et ne pas juger la conduite des hommes sur vos propres idées. - Ecoutez, Marianne, dit la doctoresse en se rapprochant d’un air plus doux et presque confidentiel, sachez donc, puisqu’il le faut, que les hommes ne sont pas obligés comme nous à des mœurs sévères, je veux dire avant le mariage. A partir de ce moment, un homme se doit à sa femme ; c’est différent, et encore, s’ils commettent des manquements à la foi conjugale - Mme Brou poussa un long soupir - n’est-ce pas du tout la même chose. Pour une femme c’est un crime irréparable, et pour eux ce n’est qu’une faute, qu’il faut bien pardonner, quelque douleur... - elle s’essuya les yeux ; - mais, pour ne parler que des jeunes gens, il ont le droit de faire avant le mariage ce qu’ils veulent, et, voyez-vous ma chère enfant, on se moquerait de vous d’avoir seulement l’idée d’une telle exigence. Je ne dis pas qu’Albert n’eût pas mieux fait... Je lui est même donné de bons conseils. Je lui est dit : Tu vois Marianne ; elle est charmante, elle t’aime, elle veux bien attendre ; tu lui dois d’être le plus sage possible, et surtout de ne faire aucun excès qui puisse compromettre ta santé. Je lui disais cela, parce qu’il faut toujours faire des petits sermons aux jeunes gens ; mais, en définitive, je savais bien qu’une fois ou l’autre, il céderait à la tentation : les hommes ne sont pas des anges, et, pourvu qu’ils ne se laissent pas accaparer par une de ces créatures jusqu’à faire des folies pour elle, on ne peux demander plus. Albert à fait des dettes, c’est un mal ; mais enfin vous lui avez pardonné. Quant à avoir eu des maîtresses, que voulez-vous ? c’était inévitable : la jeunesse a ses aspirations. Enfin je vous en ai assez dit, je crois, pour vous prouver que vous avez tort, et que votre prétention d’avoir un mari sans reproche est tout simplement ridicule . Si vous abandonniez Albert pour cela, vous auriez chance d’avoir pis ; car, je puis vous le dire sans partialité, c’est encore un des plus sages et des plus gentils, bien qu’il soit vif et ardent. Non, vous ne savez pas quels trésors... Pauvre cher enfant ! Et dire que vous me le mettez au désespoir. Mme Brou se tut, attendant l’effet de sa harangue. La jeune fille, assise près d’une table, avais mis le front dans ses mains, et semblait affaissée sous le poids des révélations qu’on jetait ainsi, sur elle ? Mme Brou la crut sans doute ébranlée ; elle jugea bon de poursuivre :
 Voyez-vous, ma fille, les choses sont ainsi. Vous avez vu ces misérables femmes, la honte de notre sexe ! - Et c’est, par parenthèse, une chose dont je ne me consolerai jamais ; car nous n’aurions pas dû nous rencontrer avec de pareilles espèces, nous !... C’est la faute de Paris !... Il ne faudra jamais parler de cela, Marianne, à personne, même en confidence. - Je disais donc : Vous avez vu de ces créatures dont le métier est de distraire les jeunes gens, - et trop souvent, hélas ! d’autres. - Eh bien ! ma chère enfant, ces femmes-là, qui sont à mépriser comme la boue des rues, n’en sont pas moins nécessaires. Il en faut pour les bonnes mœurs, parce sans cela les honnêtes femmes seraient exposées à des insultes. Oui, et même dernièrement moi-même n’ai-je pas été l’objet d’une attaque brutale, indigne ?... Oui, ma chère, un homme, qui me suivait depuis longtemps, s’est jeté sur moi et m’a poussée dans une allée obscure, où il m’a embrassée, oui, embrassée, et, sans un passant qui est survenu... ah ! tout le sang m’a fuit !... J’étais dans un état... Je n’ai pas voulu vous en parler alors, par respect pour votre ignorance ; mais puisque vous voulez raisonner de choses dans lesquelles vous devriez vous laisser guider par mon expérience, à moi qui remplace votre mère, il faut bien vous parler de tout. Maintenant ? Marianne, j’espère que vous êtes convaincue, et que vous ne vous obstinerez plus à traiter comme des crimes de simples petites erreurs, inévitables chez un jeune homme, et dont une demoiselle bien élevée ne s’occupe jamais. Il est vrai qu’à l’ordinaire elle n’en sait rien, il eut été à désirer que tout se fût passé de même entre Albert et vous ; mais enfin, puisque le hasard ne l’a pas permis, ce n’est pas une raison pour vous rendre malheureux l’un et l’autre. Venez donc avec moi, Marianne, consoler un peu ce pauvre enfant ; venez !... En même temps, Mme Brou toucha le bras de la jeune fille, qui tressailli et se recula.
 Laissez-moi, s’écria-t-elle, ne me parler plus, laissez-moi ! Vous me faites mourir de honte et de chagrin. Et elle éclata en larmes et en sanglots. Mme Brou leva les yeux au ciel. Elle s’était juré d’être patiente ; mais, en vérité, cela était bien difficile.
 Jamais je n’ai vu un pareil caractère, dit-elle ; on ne sais vraiment comment vous prendre. Ainsi je ne pourrai pas tirer de vous une seule parole de cœur et de raison. Voyons vous ne songez pas au chagrin de ce pauvre Albert ? Eh bien ! voulez-vous que je vous l’amène ? Devant cette insistance Marianne fit un effort :
 Puisqu’il faut vous le répéter, madame, je suis bien décidée à ne pas épouser Albert.
 C’est impossible ! cria Mme Brou ; je ne vous crois pas, c’est impossible !
 Pourquoi ?... je vous prie...
 Parce qu’on ne commet pas une pareille violation de toutes les convenances ; votre réputation vous le défend. Tout le monde sait que vous êtes fiancée depuis longtemps, Albert et vous ; on ne rompt pas un mariage dans de pareilles conditions. Si vous aviez le moindre respect humain...
 Je préfère le respect de moi-même...
 Eh bien ! c’est justement pour cela que vous ne pouvez pas rompre...
 Je ne l’aime plus ! s’écria Marianne, exaspérée.
 Vous ne l’aimez plus ?... cria d’un ton furieux la mère d’Albert, ce n’est pas possible !... Eh bien ! reprit-elle, quand ça serait vrai, ça ne fait rien ; à présent, c’est une chose finie, et vous ne pouvez pas, ne serait-ce que pour le monde, vous dispenser de tenir votre engagement.
 Mais, madame, cela est insensé !
 Insensé !... vous osez me parler ainsi ? Tenez, vous êtes un monstre de perversité ! Je vous laisse, car vous me mettez hors de moi. Nous verrons si le docteur pourra vous faire entendre raison. Et Mme Brou sortit de la chambre aussi brusquement qu’elle y était entrée, furieuse de ce que ce monstre de perversité ne voulait pas épouser son fils. Après le départ de sa tante, Marianne s’enferma résolument dans sa chambre. Elle était dans un accablement qui réclamait la solitude ; elle avait surtout besoin de ne plus entendre une voix, des paroles comme celles qui venaient de retentir si cruellement à son oreille. Oh ! quelle honte elle éprouvait !... quelle douleur !... pourquoi lui avait-on dit ces choses ?... Ce n’était pas vrai ; non, ce n’était pas vrai ! quelle infamie ! des femmes nécessaires ! avait-on dit, nécessaires aux plaisirs aux plaisirs des jeunes gens et à l’honneur des autres femmes... de celles qu’on appelle honnêtes, et que ces mêmes jeunes gens épousent ensuite !... horreur !... Et Marianne mettait la main sur son front et elle pleurait. Comme elle avait dit cela, cette mère de famille, sans émotion, sans pitié ! Plus méprisable que de la boue des rues ! Et pourtant madame, si à votre avis elles sont nécessaires, nécessaires à votre honneur, à celui de votre fille, c’est de la reconnaissance que vous devriez avoir pour ces victimes, et votre honneur devrait se sentir humilié devant leur opprobre !
 Mais cela n’est pas vrai, cria-t-elle encore du fond de sa conscience ; non, cela n’est pas vrai ! non, le mal n’est pas nécessaire ! non, ce n’est pas avec de l’infamie qu’on fait de la vertu ; pas plus qu’on ne fait, dans l’humanité, de la science et du bonheur avec de l’ignorance et de la misère ! Elle pleurait, et, par une opposition frappante avec la sauvage tranquillité de la mère de famille qui avait dit : « Cette abjection est nécessaire à notre bonheur, » elle se sentait, elle, chaste fille, comme touchée d’un fer rouge par la révélation de la honte infligée à d’autre femmes, et son front pur se courbait et rougissait sous la boue qu’il sentait rejaillir jusqu’à lui. Dans la route que trace l’humanité, il y a des zones obscures et d’autres plus éclairées où des choses apparaissent qui étaient restées cachées dans l ‘obscurité des zones précédentes ? Entraînées par la nature élevée et généreuse, Marianne montait, par la seule force du sentiment, vers les rayons qui dorent les cimes nouvelles ; elle souffrait, grand bonheur ! où d’autres sommeillent, et son jeune front déjà était tout baigné de l’aube où de plus en plus la solidarité humaine devait se révéler à elle comme une science et une religion. Cependant elle trouvait la vie bien dure à apprendre, et elle saignait de la voir à ce point avilie. Les accusations de Mme Touriot n’étaient rien à côté de tout ce que Marianne venait de voir et d’entendre. La parole seule reste vague, se fait peu comprendre ; le fait s’impose avec une terrible éloquence, il réveille et saisit toutes les facultés à la fois, Elle voyait, elle touchait, elle était révoltée, et, avec la passion qui anime les êtres jeunes, se sentant inévitablement liée à cette vie humaine qui à ses yeux s’abaissait ainsi, Marianne eût voulu par moments la repousser et la fuir. Dans ce naufrage, un seul appui se présentait à sa pensée avec persistance, un caractère noble et vaillant, un homme qui pensait comme elle et savait plus qu’elle : Pierre. Elle eût voulu lui parler, - non, lui écrire, - c’était plus facile, mais elle n’osait pas ; et cependant ce désir devenait obsédant, presque irrésistible. Peut-être ce qui la retint fut la crainte de voir entrer le docteur ; car, à chaque instant, d’après les dernières paroles de Mme Brou, elle s’attendait à l’entendre frapper. Mais il ne vint pas, jugeant plous prudent de ne pas fatiguer sa pupille et de la laisser aux inquiétudes, à l’angoisse de sa détermination. Certains caractères têtus, pensait-il ne font que s’irriter par les objections d’autrui, et, livrés à eux-mêmes, se trouvent fort embarrassés des résolutions qu’ils ont annoncées ; aujourd’hui le mariage est trop avancé, trop public, pour que Marianne ose le rompre, faire un tel éclat. Elle usera donc elle-même sa résistance, et, quand je reviendrai, affectueusement, sérieusement, lui fournir de bonnes raisons, elle sera bien aise de s’y rendre. Toute personne qui résistait au docteur était un caractère têtu. Les heures donc s’écoulèrent, et, quand midi sonna, ce fut Emmeline qui vint chercher Marianne pour le déjeuner.
 Quoi ! tu n’es pas encore habillée, ma chère ? Passe donc ton joli peignoir ruché et viens tout de suite. Tu as les yeux rouges ? Quelle folie, ma pauvre enfant ! Baignons-les bien vite avec de l’eau parfumée. Dépêchons-nous. Marianne refusa d’abord de déjeuner, mais il fallut céder aux instances d’Emmeline.
 Ah ! par exemple, je ne te laisserai pas là toute seule à te morfondre. L’appétit vient en mangeant. Bon gré, mal gré, je t’emmène. Papa me l’a dit. Ma chère, je sais bien ce que tu as. Moi-même, tu penses, je n’ai pas été enchantée ; mais, que veux-tu ? puisqu’il paraît que ça ne peut être autrement. Quand nous nous rendrions malades ? Les hommes ne sont pas beaux, mais ils sont comme cela ; il faut bien s’en arranger.
 Nous ne sommes pas obligées de nous marier, répliqua Marianne.
 Peut-on dire de pareilles choses ! Te voilà toujours avec tes exagérations. Ne pas se marier, bon Dieu ! Et qu’est-ce que nous signifierions alors ? Vieille fille ! J’aimerais mieux être une huître sur un rocher ! allons, viens, ma belle, je t’en prie ! Marianne se laissa entraîner. Après tout, on mangeait dans une salle où se trouvaient souvent d’autres personnes ; les garçons étaient là, on ne pourrait pas la tourmenter. Puis il fallait bien qu’elle s’habituât à cette lutte. Elle descendit. Albert n’était pas encore là, et Mme Brou se mourait d’inquiétude ; il avait prétendu être de service à l’hôpital, mais avait promis de rentrer à midi.
 Ce duel ! Il sera allé se battre en duel, répétait la mère au désespoir ; et elle parlait de courir Paris à la recherche de son fils, lorsqu’il parut. Ce fut un transport, dans lequel Mme Brou avoua ses craintes.
 Sois tranquille de ce côté, maman, dit Albert en dépliant sa serviette ; M. Pierre est trop intelligent pour vouloir se battre. C’est un homme à qui les idées ne sont pas inutiles à l’occasion, cela lui sert à faire des lâchetés de toutes sortes.
 Ah ! terrible enfant ! tu l’as donc provoqué ? s’écria Mme Brou. Tu m’avais tant promis...
 Sois rassurée, maman ; voici la réponse de ce monsieur, un morceau achevé de haute littérature ! C’est tout ce que mes témoins m’ont rapporté, et je garde le factum pour l’offrir à l’admiration publique. Albert, en même temps, jeta sur la table une grande lettre pliée en quatre, que son père ouvrit et parcourut.
 Ce n’est pas mal pensé, dit-il ensuite ; mais cela a le tort en effet de pouvoir couvrir la poltronnerie, et M. Pierre s’en relèvera difficilement.
 Voyons ça, dit Mme Brou ; lis tout haut, Emmeline. « Provoqué en duel par M. Albert Brou, au sujet de mots outrageants et de reproches que je lui ai adressés dans la soirée d’hier, voici ma réponse : « L’ancien jugement de Dieu, le duel, après avoir été une superstition, n’est plus qu’une sottise et peut devenir un crime. « Un acte dépourvu en soi de justice et de raison ne peut éclairer le bien ou le mal fondé d’une insulte, et n’a rien dont on puisse s’honorer. » « Un homme qui se respecte et veut rester homme de bien doit donc le rejeter. « De plus, pour toute personne qui déplore un préjugé, c’est une obligation que de le combattre, et sur ce point le vrai courage consiste à ne pas céder à l’opinion. « Lorsque entre deux personnes une insulte a eu lieu, qui entache l’honneur de l’une ou des deux, le seul moyen rationnel me paraît être de soumettre l’affaire au jugement de témoins choisis par les deux parties, en nombre suffisant, six par exemple, et de capacité et d’honorabilité sérieuses. Ces témoins interrogent, font une enquête, et, selon le cas, apaisent un différend futile ou déclarent qui des deux a failli à l’honneur. « Pour ces motifs et considérations, je refuse le duel qui m’est proposé par M. Albert Brou, et je lui propose de réunir des arbitres devant lesquels je ferai la preuve des torts que je lui ai reprochés et qui m’ont donné le droit de flétrir sa conduite. « Le 20 juillet 18 ... « PIERRE DEMIER ; « Assisté de ses témoins ; Aristide Chéreau, Julien Fébure, Paul Saux. »

 Tout ça c’est des raisons ! s’écria Mme Brou, et il est bien clair qu’il a peur. Puis, se tournant vers son fils et l’embrassant :
 Toi, tu es un héros !... C’est égal , je suis bien contente que les choses se soient passées comme ça. Ah ! tu ne pensais pas à ta mère, méchant enfant !... Emmeline avait replacé le papier près de son frère avec une moue méprisante.
 Tout cela est fort juste, dit Marianne, et, à mon avis, fort courageux, et je pense, comme ma tante, qu’il serait heureux que tous les conflits de ce genre fussent traités ainsi. Elle avait fait un effort loyal pour rendre hommage à la conduite qu’elle-même avait inspirée, mais elle ne dit mot aux réponses désobligeantes qui lui furent faites. Albert s’écria :
 Ce monsieur a besoin pour trouver du cœur d’être souffleté : il le sera. Mme Brou interdit énergiquement à son fils une pareille folie, et Marianne se dit tout bas que, sur ce terrain, Pierre, avec sa grande taille et sa force apparente, n’avait rien à craindre d’Albert. Après le déjeuner, le docteur proposa une promenade aux Tuileries ; les dames seules l’y accompagnèrent, Albert prétextant des occupations. Il était sombre, amer, et évitait de parler à Marianne. Pendant que Mme Brou et sa fille regardaient les toilettes, le docteur entraîna sa pupille sur la terrasse du bord de l’eau, et là se plaignit doucement à elle du chagrin dans lequel elle les avait plongés.
 Certes, ma chère fille, lui dit-il, nous devons respecter vos sentiments, si vraiment ils sont changés ; mais permettez-moi d’en douter. Je vous connais peut-être mieux que vous ne vous connaissez vous-même. Vous êtes sensible, loyale, sérieuse ; vous ne pouvez donc à la légère changer d’affection et manquer à vos promesses. Mais vous êtes fière aussi, et, vous croyant trahie, outragée, vous vous imposez l’obligation de ne point pardonner. Si je vous montrais que les faits dont vous vous plaignez sont des faiblesses trop communes, presque inévitables, et non pas des crimes, vous reviendriez aussitôt, je n’en doute pas, avec la même bonne foi, sur votre décision.
 Sans doute, monsieur, répondit-elle, naturellement flattée par ce délicat hommage, quand elle craignait de nouveaux reproches ; mais vous ne sauriez changer ... Car elle n’admettait pas la valeur de la preuve offerte par le docteur.
 Eh bien ! dit-il, laissez-moi vous exposer la vérité, ma chère enfant, puisque le malheur a voulu qu’elle doive vous être exposée trop tôt. Il répéta alors ce qu’avait dit Mme Brou sur les différentes morales à l’usage de l’homme et de la femme, et les exigences des sens chez celui-là ; mais il le fit avec une délicatesse d’expressions tout autre, et un ton d’autorité scientifique fait pour en imposer à une personne à peu près complètement ignorante en ces matières. L’homme et la femme étaient physiologiquement, moralement, intellectuellement, différents, plus même : opposés. La vertu, le devoir, l’honneur, étaient donc pour eux des choses de même absolument différentes, et la plus grande des erreurs était de vouloir établir pour eux une loi commune et de mettre leurs actes sur le même rang. C’était là le mot de la science, et qui pouvait se permettre d’y contredire ? Ce n’était pas Marianne assurément. Non, elle ne savait pas la physiologie ; et cependant elle restait de glace, non convaincue, froissée, comme d’une double violence, par ces affirmations qui blessaient sa pudeur et, d’autre part, lui semblaient s’emparer indûment ou non d’une science fermée à la plupart des hommes du domaine commun de la morale et de la justice. Elle eût dit volontiers comme Rousseau : « faut-il avoir consacré des années à l’étude de la théologie pour pouvoir se prononcer sur la religion ? ». Le juste et l’injuste ne dépendent heureusement pas d’un texte plus ou moins clair, d’un point plus ou moins prouvé. Elle n’avait pas eu besoin, pour nier l’enfer, le péché d’Adam, etc., de lire les effroyables bouquins sur lesquels se consumaient la patience et l’effort d’une vie entière. Lui fallait-il donc savoir la médecine pour décider si l’amour devait être une tromperie ou une vérité, une satisfaction des sens ou l’exaltation de toutes les facultés, une division abjecte de l’être ou le doublement de toutes ses forces dans une fusion morale par son but, sublime par sa nature ? La jeune fille sentit cela avec une grande puissance, mais le terrain sur lequel le docteur appuyait la discussion lui fermait la bouche. Elle dit cependant :
 Faut-il donc croire qu’il y a deux natures humaines et deux consciences ? Mais ce n’était pas là un argument physiologique. Le docteur n’y répondit pas. Il s’étendit sur les devoirs de la femme et s’écria :
 Qu’elle abandonne à l’homme ces tristes et faciles amours où l’entraîne la fougue de la jeunesse et qui ne sont qu’un tribut obligatoire payé à la tyrannie des sens ! Que chaste et sensible épouse, elle s’occupe de le retenir par des attentions plus douces et des plaisirs plus délicats. La gloire de la femme n’est pas dans ses exigences ; elle est dans sa douceur, son abnégation et ses vertus. Il allait poursuivre, elle l’interrompit :
 De quelle femme parlez-vous, monsieur ?
 Comment, ma chère enfant ? mais de la femme en général, de toutes les femmes.
 En effet, puisque tel est le devoir de la femme, toutes doivent le suivre.
 Certainement.
 Mais alors comment cette tyrannie des sens, que vous prétendez irrésistible chez l’homme, pourrait-elle se satisfaire ? La femme vertueuse oblige l’homme à être vertueux, à moins que l’on ne prétende qu’il n’y ait aussi deux natures de femmes et encore deux morales à cet effet ? Le docteur parut un peu étonné.
 Ceci est... assez... mathématique, dit-il ; mais la vie est autre chose, et le vice, hélas ! supplée abondamment...
 Mais le vice est un mal qu’on ne peut accepter, qu’il faut combattre ; ce n ’est pas l’état normal, la loi, la nature des choses. Or, si les destinées de l’homme et de la femme sont différentes sur ce point, il y a là deux lois contradictoires, dont l’une empêche l’exécution de l’autre. C’était le cas de faire de la pathologie et le docteur n’y manqua pas. Il s’entoura des voiles de la science et se perdit dans un nuage de mots, tout en ramenant sa pupille vers le parterre, où ils devaient retrouver Mme Brou et Emmeline. L’entretien n’avait pas de conclusion, et le docteur ne paraissait pas tenir à lui en donner. Evidemment il se réservait le temps et comptait sur lui. Pendant le reste du chemin, il fit l’éloge des qualités d’Albert, parla de son chagrin, de l’influence énorme que Marianne avait sur lui, et soutint la thèse connue qu’il y avait plus de chances qu’un homme fût fidèle à sa femme, lorsqu’il avait fait quelques folies avant le mariage.
 Car alors, ajouta le docteur d’un ton pénétré, la comparaison avec les tristes créatures qu’on a connues est tout à l’avantage de l’épouse digne et pure. Marianne fit un mouvement.
 Qu’avez-vous, ma chère enfant ?
 Je vous en prie, monsieur, ne me parlez plus de ces choses ! Elle tremblait et avait les yeux pleins de larmes. Son tuteur la fit asseoir et lui fit apporter un rafraîchissement.
 Eh bien ? demanda confidentiellement Mme Brou à son mari.
 Je ne sais qu’en dire. C’est, tu le sais, une nature têtue et raisonneuse, très nerveuse avec cela. Il faut la laisser se calmer et tout attendre du temps. Ce jour-là même, le départ des Brou fut fixé au surlendemain. Le soir, à peine retirée dans sa chambre, Marianne écrivit la lettre suivante : « Monsieur Pierre, « J’étais déjà vivement ébranlée ; la scène d’hier et vos paroles m’ont ouvert les yeux. J’ai rompu un lien qui n’était plus qu’un mensonge ; mais au prix de quelles colères, de quelles persécutions, de quelles discussions !... Mon sentiment est absolu, invincible ; mais je n’ai guère que lui pour me soutenir et mes arguments sont bien plus faibles que ma cause. Je suis comme ces prévenus qui ne savent pas plaider pour eux-mêmes et auraient besoin d’un défenseur. « Vous qui savez si bien pourquoi vous préférez en toutes choses le bon et le beau à l’ignoble et à l’injuste, monsieur Pierre, quel service vous me rendriez de m’exposer sur ce point votre théorie, votre sentiment, votre foi ! Vous savez bien plus que moi, vous avez réfléchi davantage, et vous connaissez mieux la vie. Je ne saurais vous dire combien je serais heureuse de savoir toute votre pensée à l’égard de ces relations d’homme à femme, qui constituent le fond de nos mœurs et pour chacun de nous la plus grande part de la vie. « Je sais que c’est là un sujet difficile ; mais ne craignez de ma part aucune fausse délicatesse. Pour moi, je sais d’avance que vos paroles ne me feront point souffrir, comme celles que j’ai dû entendre ici. « J’ose encore vous demander cela ; hier j’osais vous demander une promesse, que vous avez si noblement remplie, - j’ai vu votre réponse à mon cousin - et je me suis à peine excusée des paroles dures et folles que j’ai pu vous adresser. Ah ! si vous saviez combien j’en rougis et combien je voudrais vous les faire oublier ! « Monsieur Pierre, nous partons après-demain pour Poitiers. Si vous vouliez jeter votre réponse à la poste ce même jour, avant 5 heures du soir, je prendrais mes mesures afin de recevoir moi-même la lettre des mains du facteur. Bien qu’on respecte à l’ordinaire ma correspondance, je craindrais tant pour cette lettre que je préfère prendre des précautions. « Celle-ci, je le mettrai moi-même à la poste demain matin, en allant faire une démarche bien hardie, que je veux vous dire : je vais voir cette jeune personne qu’on appelle Fauvette... Sa voix, sa figure m’ont extrêmement touchée, et surtout sa situation ; et il me semble remplir un devoir auquel je sais trop bien que nul autre ici ne penserait. Trouvez-vous ma démarche fausse ou trop extraordinaire ? Moi, je n’ai plus à cet égard la moindre hésitation depuis des paroles qu’on m’a dites et que j’ai trouvées odieuses. Il me semble qu’entre cette femme et moi, il y a une solidarité profonde. C’est à elle que je dois ma liberté, c’est à moi qu’on l’a sacrifiée, et moi, je veux la sauver. « Si vous ne m’en voulez plus, monsieur Pierre, je vous serre la main d’une grande affection et d’une grande estime. « MARIANNE AIMONT »

XIX

Il était à peine six heures du matin quand Mlle Aimont franchit le seuil de l’hôtel, en éveillant le concierge. Enveloppée d’un waterproof gris et voilée, elle glissa rapidement le long des trottoirs jusqu’à la rue des Ecoles, sans s’arrêter, sauf près d’une boîte aux lettres, où elle jeta, non sans un battement de cœur, sa lettre pour Pierre. Ce fut avec une émotion nouvelle qu’elle monta l’escalier de la lingère et frappa doucement à la porte. Un moment après, cette porte s’ouvrait et les deux jeunes personnes se trouvaient face à face. Du premier regard, elles s’enveloppèrent réciproquement ; mais aussitôt, avec une douceur polie, Mlle Aimont détourna le sien, tandis que l’ouvrière continuait d’observer sa visiteuse avec une certaine rudesse.
 Ah ! c’est vous, mademoiselle ? dit-elle, entrez. Elle s’effaça pour laisser passer Marianne et ferma la porte derrière elle ; puis offrit une chaise, poliment, mais sans rien d’humble ni même de doux dans son air. Marianne s’assit un peu étourdie. Habituée à l’espace et à la clarté, elle était surprise de l’exiguïté de cette chambre, du jour étroit que donnait la fenêtre de la mansarde, et de la pauvreté de tout ce qui l’entourait. En venant chez cette fille, dont la physionomie l’avait intéressée, elle ne pensait pas assurément y trouver le luxe d’une courtisane ; mais elle s’attendait à de l’aisance, à quelque élégance du moins, et elle ne voyait que le dénuement propre et glacé de l’ouvrière qui vit à grand-peine de son travail. A cette heure matinale, la chambre déjà était faite ; un ouvrage de lingerie, placé près de la fenêtre, venait évidemment d’être abandonné. Quant à Fauvette, vêtue d’une robe d’indienne fanée, elle n’en était pas moins coiffée avec goût et avec soin, de ses beaux cheveux blonds, luxe de sa pauvreté. L’ouvrière s’était placée en face de sa visiteuse, et pendant une demi-minute elles se regardèrent avec embarras.
 Mademoiselle, dit en rougissant Marianne, ma visite doit vous paraître un peu extraordinaire.
 Dame ! c’est vrai, dit Fauvette. - Elle avait ce petit air à la fois brave et intimidé qui est particulier à ces filles du peuple, habituées à faire face, bon gré, mal gré, à toutes les difficultés, à tous les assauts. - Il est sûr que je ne peux pas deviner ce que vous avez à me dire. Vous m’avez demandé l’autre soir, d’un air honnête, de me fier à vous ; je ne pouvais pas vous refuser, mais... enfin dites-moi ce que vous voulez. Mais, en dépit de la permission donnée, le ton était âpre et marquait de la défiance, une sorte d’irritation. Marianne, peu encouragée, pensa elle-même en ce moment qu’en effet sa démarche était bien étrange, et la timidité qu’elle avait déjà redoubla.
 Pardonnez-moi, dit-elle ; en apprenant qu’un membre de ma famille avait eu des torts graves envers vous, en vous voyant... très différente des personnes qui vous entouraient, j’ai éprouvé pour vous... de la sympathie, et, bien sûre qu’aucun des miens ne penserait à vous, j’ai voulu... vous demander... si je pouvais vous être utile. Fauvette avait rougi.
 Je vous remercie de votre politesse, dit-elle, mais je comprends tout de même : vous m’offrez des secours. Merci bien, mademoiselle ; je ne suis pas à l’aumône, et je n’ai jamais rien demandé à personne.
 Vous ne m’avez pas comprise, je vous assure ; mon offre était amicale et le sentiment qui m’amène vers vous... Sans doute, c’est un bon sentiment, je le veux bien ; mais, je vous le dis, ce n’est pas moi ... Ce que j’ai donné à votre... fiancé, dit-elle en s’animant, je le lui ai donné pour rien. Si vous m’avez prise pour une fille entretenue... regardez ma chambre : c’est celle que j’avais avant, et il n’en a jamais payé le loyer qu’une fois, pendant que j’étais malade. Ca ... je voudrais le lui rendre... mais... j’en suis bien fâchée, je ne puis pas. Moi aussi, j’ai passé du temps pour lui, je raccommodais son linge. Même, en fait de cadeaux, je n’ai jamais accepté de lui qu’une toilette de dimanche, parce qu’il fallait ça pour qu’il fût content de se promener avec moi. Du reste, il ne m’ a jamais fait que du tort, et puis le chagrin... Tout ça ne sont pas des choses qui se payent, voyez-vous, et votre mari aura beau être riche, il m’en devra toujours. Vous auriez dû penser à ça avant de venir ici... parce que je n’aime pas à dire des choses dures aux gens ; mais ce n’était pas à vous à vous occuper de ces choses-là. Je ne suis qu’une pauvre ouvrière, moi ; mais, si mon fiancé m’avait trompée, au lieu d’aller trouver sa maîtresse pour lui offrir de l’argent, je lui aurais dit, à lui : « C’est bon ! trompe les autres, si tu veux, tu ne me tromperas plus. » Mais il paraît que les demoiselles riches, ça n’est pas la même chose, et que vous trouvez bon qu’on vous prenne pour votre argent, et qu’on nous laisse nous autres pour notre misère. Elle avait parlé vivement, irrésistiblement, sans que Marianne pût l’interrompre, et cet emportement l’avait rendue toute tremblante ; de vives couleurs animaient le haut de ses joues, pâles autour des lèvres, et des larmes se pressaient au bord de ses yeux.
 Vous avez mille fois raison, mademoiselle, se hâta de dire la jeune fille, et je ne sais comment j’ai pu oublier de vous avertir tout d’abord qu’Albert n’était plus mon fiancé. Fauvette la regarda, saisie de cette nouvelle.
 Ah ! bien vrai ? vous ne voulez plus ? ...
 Je vous l’affirme. Je le lui ai déclaré, je l’ai dit à ses parents.
 Oh ! alors vous êtes une brave fille !... Pardon ! Oui, parce que... vous avez senti que c’était odieux !... Croyez-vous que j’aurais voulu l’aimer, moi, si j’avais su qu’il avait une fiancée ? Non, bien sûr ; ou bien il lui aurait écrit devant moi que c’était fini entre eux...Oh ! oui, c’est affreux de mentir ainsi ! Moi, qui le croyais !... Je sais bien que j’étais folle... mais voilà. On ne peut pas aimer et être de sang-froid. Oui, je croyais tout ce qu’il me disait... parce que cela me faisait plaisir ! Oh ! si vous saviez ce que j’ai souffert depuis... c’est ce qui m’a rendue un peu méchante tout à l’heure. Je vous demande pardon. Je souffrais de vous voir... Ainsi, vous avez rompu ?...êtes-vous bien sûre qu’il ne vous reprendra pas ? Il sait si bien parler... hélas !...et si pressant quand il veut !... Oh ! que c’est affreux de tromper ! Il y a des moments où je ne peux pas encore m’imaginer... mais c’est fini, bien fini !... Elle pleura.
 Pour moi, reprit Marianne, c’est bien fini. Je n’épouserai jamais un homme qui se sera uni à une autre femme et l’aura abandonnée : il me semblerait prendre le mari d’une autre. Mais pour vous, si vous l’aimiez encore, peut-être, qui sait ? Tout pourrait n’être pas fini...
 Si je l’aime encore !... Ah ! je ne peux pas m’en déshabituer si vite. Je voudrais et je ne puis pas. Mais je finirai bien par ne plus l’aimer, voyez-vous, parce que... il s’est trop mal conduit vis-à-vis de moi ; quand j’y pense, je ne puis plus l’estimer, et je le vois si différent de celui que j’aimais !... Ce n’est plus le même. Marianne resta rêveuse. Fauvette essuya ses yeux et la regarda. La figure aimable et franche de Mlle Aimont l’attirait ; mais, en y réfléchissant, elle ne s’expliquait pas bien encore sa présence et son langage. Comment venait-elle sans colère cette fiancée qu’Albert avait trahie pour elle, Fauvette, comme il avait, hélas ! trahi Fauvette pour sa fiancée ? Celle-ci, l’ouvrière l’avait maudite ; comment se faisait-il qu’à son tour cette belle demoiselle ne maudit pas l’ouvrière, cause de la rupture de son mariage, et qu’elle vint chez elle ainsi d’un air doux ? Peut-être voulait-elle savoir quelque chose ? et d’abord, disait-elle vrai ?
 Mademoiselle, dit Marianne en relevant la tête, votre figure m’a inspiré de la sympathie, votre situation également. Je ne sais encore en quoi je pourrai vous être utile, mais je voudrais essayer... Et pour cela, il me faudrait vous bien connaître. Voudriez-vous me raconter votre vie... jusqu’ici ? Cette demande accrut la disposition défiante de Fauvette.
 Vous raconter ma vie, répondit-elle ; et qu’avez-vous besoin de la savoir ?
 Je vais vous le dire, dans l’espoir de réparer...
 Oh ! pour cela, vous en savez assez de ma vie. Mais quant au mal que m’a fait votre parent, vous n’y pouvez rien. Marianne se vit avec chagrin aussi peu avancée qu’auparavant, elle fut sur le point de se lever et de laisser simplement son adresse à Fauvette ; mais elle voulut faire un nouvel effort.
 Je vois, dit-elle, que vous ne vous expliquez pas bien ma démarche et mes intentions. Laissez-moi vous dire une chose. N’avez-vous jamais imaginé qu’il puisse se trouver des gens, qui, au lieu de trouver bien tout ce qui se fait et de dire comme tout le monde, se sentent offensés par beaucoup d’injustices qu’ils voient, et voudraient les empêcher ou les réparer autant qu’ils peuvent ? Moi, qui ai été élevée dans la richesse et qu’on traite avec égard, je me suis aperçue que les jeunes filles pauvres, tout au contraire, étaient indignement traitées et sauvagement trahies. Cela m’a fait mal ; j’ai trouvé que c’était injuste, odieux, et me suis promis d’user de tous les moyens que je possède pour protéger ou racheter celles que je verrais ainsi victimes de leur faiblesse. Peu de personnes malheureusement ont ces idées-là, et c’est pourquoi celles qui les ont paraissent quelquefois un peu extraordinaires.
 Ah ! c’est cela ? dit fauvette. Oh ! alors c’est très bien ! Je ne sais qu’un autre qui soit ainsi, et peut-être le connaissez-vous ? C’est M. Pierre Démier.
 Oui, dit Marianne, et c’est l’homme que j’estime le plus.
 Vraiment ? s’écria l’ouvrière avec joie. Vous êtes l’amie de Pierre Démier ? Oh ! alors je vous comprends maintenant, et j’ai tout à fait confiance en vous.
 Vous connaissez beaucoup M. Pierre ? demanda Marianne. Et un étrange battement de cœur la prit en attendant la réponse à cette question. Oui et non. Je ne lui ai pas souvent parlé, mais les paroles qu’on entend de lui vous restent dans le cœur. En voilà un qui se conduit bien vis-à-vis des femmes ! Jamais de galanteries, mais de la politesse ! Un jour qu’il m’a rencontrée à la porte d’Albert, où je pleurais, nous avons causé, et alors, comme cela, je lui ai dit : Vous n ‘avez jamais trompé une femme, vous ? Non, m’a-t-il répondu, si j’avais une maîtresse elle serait ma femme ; or, comme c’est grand malheur que d’être lié pour la vie avec une personne qu’on ne peut pas aimer beaucoup, j’attends de l’avoir trouvée. Si tous les hommes pensaient comme cela, mademoiselle, il n’y aurait pas tant de douleurs, de honte et d’abominations en ce monde. Marianne se rapprocha de Fauvette et lui serra la main ; puis, afin de mieux garder sa confiance, elle raconta comment elle avait connu Pierre et l’histoire d’Henriette. Quand elle eut fini, elles pleurèrent ensemble, et dès lors la confiance était complète.
 Eh bien ! à mon tour, dit Fauvette, je vais vous raconter mon histoire, puisque vous la voulez savoir. Mais elle est bien simple, allez, quoique bien triste. Il n’y a que des choses trop communes et qui sont arrivées à tant d’autres, que ce n’est pas bien intéressant. Mon père était ouvrier dans le bâtiment et ma mère cousait de la lingerie pour les magasins. Jusqu’à l’âge de douze ans, j’ai aidé ma mère à élever mes petits frères, parce que j’étais l’aînée ; c’est moi qui les portais et les amusais tout le jour et même qui leur donnais à manger. A vrai dire, ma mère, travaillant de son aiguille le plus qu’elle pouvait, ne faisait guère que les mettre au monde et les allaiter, et c’était moi qui faisais le reste. Pauvres petits ! je les aimais bien ; mais c’était une fatigue si grande pour une enfant de mon âge, que parfois j’en pleurais d’ennui et de douleur, j’en avais mal dans les reins : même on a cru longtemps que la taille me tournerait à cause de cela, et ça serait arrivé sûrement si le plus jeune n’était pas mort. C’était pourtant un bel enfant ! il était quasi plus lourd que moi et voulait toujours être à mon cou. Ah ! que je l’ai pleuré ! Et même, quand tous mes chagrins se remuent en moi, je le pleure encore. Il était si bon ! il m’aimait tant ! Pauvre petit Loulou ! c’était mon enfant à moi. Ce qu’il y a d’affreux, c’est que les enfants des pauvres gens, et les pauvres gens eux-mêmes, meurent le plus souvent faute de soins et de remèdes, quand autrement ils pourraient guérir. Ce fut ainsi de mon petit frère, et plus tard d’une sœur plus âgée. Il y a beaucoup plus de morts chez les pauvres que chez les riches, allez ! Nous pleurons souvent, nous autres. Un jour, ce fut le tour de mon père. Il travaillait fort, avec une mauvaise nourriture ; il pris froid pour être resté mouillé depuis le matin, sans pouvoir changer de vêtements, et bientôt il ne fit plus que tousser, puis il s’alita. Alors la faim, que nous n’avions jusque là connue que de temps en temps, entra chez nous et n’en bougea plus. J’entends encore dans mes rêves la voix triste des petits demandant du pain. Ma mère et moi, nous pleurions de les entendre. Elle m’avait appris à coudre et je l’aidais un peu, mais notre pauvre travail n’était rien pour le besoin que nous avions. Il y a, voyez-vous, des gens qui s’enrichissent à donner de l’ouvrage aux pauvres femmes, et qui n’ont pas honte de le payer de telle sorte que la malheureuse, en travaillant douze, quatorze et quinze heures, ne peut arriver qu’à gagner 60 centimes, 75 au plus. Le père mourut. Nous continuâmes de lutter, ma mère et moi, et de nous tuer de fatigue. On s’adressa au bureau de bienfaisance et cela nous fit perdre plus d’une journée ; enfin l’on nous accorda huit livres de pain par mois. On ne vivait pas, on mourait. J’étais alors si menue qu’on m’eût, comme disait ma mère, enfilée avec une aiguille. Les deux petits et ma sœur cadette cherchaient à manger dans les immondices, et ma mère parlait de nous jeter tous ensemble dans la Seine. Moi, je ne voulais pas ; j’étais jeune, et du fond de cette horrible misère, j’avais toujours une clarté d’espérance au fond du cœur. L’été surtout, quand le soleil brillait, je me disais : Est-il possible ? Pourquoi donc ne vivrait-on pas ? Vous pensez bien qu’il n’était pas question de l’école. Pour pouvoir y aller, mes frères et ma sœur manquaient de deux choses, des vêtements et du pain. Pour moi, il en était encore moins question ; depuis l’âge de 6 ans, j’étais mère. Un jour, on nous rapporta mon petit frère et l’on gronda fortement ma mère pour l’avoir laissé en état de vagabondage. Et qu’est-ce qu’elle y pouvait, la malheureuse ? avions-nous le temps de le garder ? Alors on mit en fabrique les deux aînés ; ils gagnaient 8 sous par jour, et devenaient chaque jour plus maigres et plus pâles. Ces enfants, qui manquaient de nourriture, c’était leur retirer l’air et le libre exercice, qui les soutenaient. Ce fut peu après que ma sœur mourut. L’autre devenait vicieux et nous disait des choses effrontées, qu’il avait apprises à l’atelier. Mais, après la mort de notre pauvre père, il y eut un autre homme dans la maison. Ma mère avait dit : « Il n’y a que ça à faire ou nous tuer tous ». D’abord cet homme avait l’air d’aimer beaucoup ma mère et de nous aimer un peu, ensuite il devint brutal et nous reprochait le pain qu’il nous donnait ; il en vint à nous battre et à battre ma mère. Celle-ci était rongée de chagrin ; une fièvre qui passait l’emporta. Je n’avais pas encore 15 ans à cette époque-là. L’amant de ma mère voulut me garder ; mais il chassa l’aîné de mes frères, et, c’est effrayant à dire, depuis je ne l’ai jamais revu. J’ai vu seulement une fois notre nom dans les journaux, sur un garçon de mon âge, qui venait d’être condamné à la maison centrale, et j’ai toujours cru que c’était lui. Bientôt je fus obligée de quitter cet homme, qui voulait faire de moi sa maîtresse. Je louai une petite chambre sous les toits pour 12 francs par mois. Une société de bienfaisance s’était chargée de mettre mon petit frère en apprentissage. A coudre dès l’aube jusqu’au soir, je gagnais de 10 à 15 sous ; faut dire que je n’avais pas toujours de l’ouvrage, et que je faisais le métier de couture le plus ingrat, celui de confectionneuse en gros. Mais c’est un privilège que de pouvoir aller en apprentissage, et le plus grand nombre ne le peut pas. Il me restait donc pour le pain et le vêtement 5 à 6 francs par mois. Naturellement je mangeais à peine et payais mal mon loyer. On me donna congé ; mais la peur d’avoir à déménager quand je n’avais pas le sou, la fatigue, le chagrin et la faiblesse me firent tomber malade, et je me mourais, abandonnée, quand un homme dont la chambre était voisine de la mienne, et qui m’entendit gémir, vint me donner à boire, me procura du bouillon, enfin me guérit et soigna ma convalescence. Il paya même mon loyer, mais pour le reste du mois seulement, et ensuite m’offrit sa chambre. Il fallait mourir ou accepter. J’étais abrutie par la souffrance, faible encore, sans courage. Puis je le croyais bon, je croyais qu’il m’aimait et lui en était reconnaissante. Enfin, depuis l’enfance, je voyais ces choses-là se faire tous les jours, sans protestation. J’ai été horriblement malheureuse avec cet homme. Il me traitait comme une chose à lui, parce qu’il me nourrissait. Je lui épargnais cependant beaucoup d’argent en préparant moi-même les repas et en entretenant ses vêtements, et cela compensait à coup sûr ma pauvre nourriture. Mais il ne m’en traitait pas moins avec mépris et brutalité. Je suis restée longtemps dans cette situation horrible de vouloir le quitter et de ne pouvoir pas, à moins d’en vouloir prendre un autre. Oh ! mademoiselle, vous parlez du malheur de la fille pauvre et vous n’avez peut-être pas compris celui-là, qui est le plus grand : ne pouvoir pas vivre par soi-même, être dans la dépendance absolue de l’homme, non pas seulement comme une servante, mais bien pis ! n’avoir qu’à choisir d’une honte à l’autre, être... oui, une sorte de prostituée, pour un seul, c’est vrai, mais qu’on n’aime plus, qui vous repousse le cœur, et que pourtant on ne peut pas quitter... que sous peine de mort ! Ah ! je croyais tant alors que, si je pouvais une fois échapper à ce malheur, je resterais seule, toujours !... je ne pensais qu’à ma liberté ! Fauvette était si émue qu’elle du s’arrêter ; elle avait fait effort pour dire ces choses. La sueur au front, les traits contractés, elle voila son visage de ses deux mains. Ce n’était que par l’exercice de la bienfaisance, et de la façon, la plus restreinte, par intermédiaire le plus souvent, que Marianne connaissait la misère ; jamais elle n’avait soupçonné de telles profondeurs de souffrance et d’abjection ; aussi restait-elle sous ce récit comme paralysée d’effroi, d’étonnement douloureux. Sa pâleur, son œil qu’on eût dit plus noir, fixé sur Fauvette, parlaient seuls, et semblaient dire : Est-ce un rêve ? Cette créature si jeune, intelligente, distinguée d’aspect, qui paraît si modeste, a trempé dans ces fanges et roulé dans ces misères. Fauvette s’essuya les yeux, et son regard surprit l’épouvante, l’émoi silencieux de la jeune bourgeoise.
 Ah ! dit-elle d’un ton brusque, je vous l’avais dit ; elle n’est pas belle, mon histoire, et vous me méprisez, je le vois. Que voulez-vous, je n’ai pas été élevée comme vous. Après tout, c’est plus facile d’ignorer ces choses-là que d’en sortir, et quoi que vous en pensiez peut-être, j’en suis sortie. Oui ! oui ! et je n’y veux pas rentrer. Marianne eut un frémissement nerveux et, se levant, elle alla serrer la main de Fauvette. Celle-ci, à ce témoignage de sympathie, plus délicat et plus doux que des paroles, fondit en larmes.
 Vous avez raison, dit Mlle Aimont ; ce n’est pas votre faute. Merci de me l’avoir rappelé. Non, je ne savais pas à quel point le sort d’une fille pauvre peut être épouvantable. Est-ce possible que le travail des femmes soit si insuffisant ?
 Moi, mademoiselle, je vous l’ai dit : j’étais au dernier degré, n’ayant point appris s’état ; mais enfin c’est le grand nombre qui est ainsi. La lingerie fine peut faire gagner aux ouvrières ordinaires de 1 fr. à 1 fr.50 par jour ; quant aux ouvrières très habiles, aux maîtresses, elles gagnent jusqu’à 3 fr., 5 fr. même quelques-unes ; mais, de celles-là, il y en a dix sur cent, une sur cent (1). Voyez-vous, ce qu’il y a de plus affreux, c’est que le travail des femmes est toujours payé la moitié moins que celui des hommes, quand même il vaut autant, quand il est le même ! J’ai connu une ouvrière typographe ; on les paye au mille, comme les hommes, et le milles de lettre, n’est-ce pas ? est aussi bien fait par elles que par les autres . Eh bien ! pourtant on le paye aux femmes moitié moins. Et c’est ainsi dans les métiers (2). Pourquoi cela ? Est-ce donc pour que la femme soit toujours au pouvoir de l’homme ? Et tenez, dans les ateliers, quand la journée des hommes n’est plus maintenant que de dix heures, celle des ouvrières est de douze. Est-ce parce que la femme est plus faible, comme on le dit tant ? Oh ! mademoiselle, allez, c’est une chose injuste que la vie. Eh bien ! pour finir, ne songeant, comme je vous l’ai dit, qu’à sortir de l’esclavage, je fis toute seule mon apprentissage d’ouvrière en lingerie fine, ayant seulement les conseils d’une femme de chambre de la maison où (1)Dans les chiffres sur le travail, ce sont presque toujours des journées exceptionnelles qu’on donne comme moyenne ; ou bien l’on établit cette moyenne sur l’ensemble des salaires, sans tenir compte de très faible nombre de haut salaires. Le prix ordinaire de la longue journée de l’ouvrière, qui travaille chez elle à la grosse confection pour le compte d’un entrepreneur, est de 60 centimes. C’est une enquête personnelle qui m’a donné ce chiffre. (2) Cette différence de moitié entre le grain des hommes et celui des femmes va s’élargissant. Depuis quelques années, par le fait des grèves, les salaires des hommes ont augmenté de 40 0/0 tandis que ceux des femmes restent les mêmes. J’étais et quelques modèles qu’elle me donnait. Quand une fois je vis mon ouvrage accepté et que je pus gagner vingt-cinq sous par jour, oh ! alors je me sentis comme des ailes. Je fis enlever mon mobilier pendant qu’il n’était pas là ; car il m’aurait tuée plutôt que de me laisser aller, et déjà plus d’une fois il m’avait battue. J’avais pris un commissionnaire qui n’était pas du quartier. Je tremblais d’être retrouvée ;car, vous savez, les journaux sont pleins de ces aventures de gens qui tuent les femmes quand elles les refusent : comme si elles étaient leur propriété ! Enfin je fus longtemps dans cette peur, au point que je n’osais pas sortir, et, si pauvre que je fusse, je me trouvai longtemps heureuse, rien que d’être seule et libre. Depuis cela s‘en est allé peu à peu, et j’ai fini par sentir la solitude et l’ennui ; mais je ne voulais point pour cela cesser d’être sage, et je pensais quelquefois que je pourrais trouver peut-être un brave homme gagnant de bonnes journées, que, s’il m’aimait, j’aimerais aussi, et que je pourrais avoir des enfants, car j’aimais tant les enfants à moi, car j’aimais tant les enfants des autres que je souffrais de ne pas pouvoir les embrasser. C’était bien de la peine pourtant que je rêvais là, et, sans parler de notre pauvre famille, j’en voyais tant d’autres malheureuses ; mais on a cet instinct-là dans la cœur, plus fort que la raison. Et puis j’étais allée aux cours du soir, j’avais appris à lire, et alors j’avais été surprise de trouver dans les livres ce que j’avais au fond de moi-même et, que seulement, je ne savais pas bien dire. Je pleurais en lisant de belles scènes d’amour, où les gens s’aiment plus que tout au monde. Alors mon cœur battait, comme s’il eût voulu s’envoler je ne sais ou, et je passais des heures à rêver, tout en tirant mon aiguille. Je ne l’avais point connu, l »amour ; avec cela, je restais toujours dans ma petite chambre. J’y avais mon rêve et c’était comme un trésor. Quand j’allais reporter ou chercher de l’ouvrage, si quelqu’un me suivait, me parlait, j’en avais peur et horreur, je me sauvais, et l’on disait que j ‘étais farouche. Alors - c’est l’année dernière ; j’avais dix-neuf ans - une jeune ouvrière que je connaissais, Marie, me parla d’un jeune homme qui lui faisait la cour. Elle me le disait si beau, si charmant ! et elle me le fit voir. C’était un étudiant en médecine. En effet, il était aimable et paraissait bon ; il nous disait des choses que nous n’avions jamais entendues. J’aurais trouvé Marie bien heureuse, s’il l’avait aimée.
 Mais ce n’est pas vrai qu’il t’aime, lui disais-je.
 Pourquoi donc pas ?
 Parce qu’il sait bien qu’il te quittera et ne veut t’aimer qu’en passant. Elle lui dit cela un jour devant moi ; il protesta que ce n’était pas vrai, qu’il aimerait toujours Marie. Mais il disait cela avec un demi sourire et je vis bien qu’il n’en pensait rien. Mais Marie, elle, le cru ou... je ne sais ; pour moi, je l’aurais trouvée heureuse sans cela. Mais je me disais : - Non, on ne peut pas aimer une personne avec l’intention de la quitter et c’est alors que je pensais à me marier à un brave homme, fût-il laid et pauvre, pourvu qu’il m’aimât. Alors un jour, chez marie, je rencontrai... Albert... Tout d’abord, je vis bien que c’était comme les autres, car j’avais encore ma raison... Mais voilà, peu à peu, je la perdis, et je crus ce qu’il me disait : qu’il m’aimerait toute la vie, que nous ne nous quitterions jamais... Je l’aimais !... Que voulez-vous ? ... Et lui !... Ah ! s’il m’avait aimée seulement de bonne foi et qu’il eût changé sans le vouloir !... Mais il m’a trompée, et c’est ça que je ne peux pas lui pardonner, car j’ai un trop lourd chagrin ! A deux pas l’une de l’autre, elle songeaient silencieusement chacune à la blessure qu’elle avait reçue, et les larmes les plus âcres, celles d’une trahison en affection, corrodaient lentement ces joues fraîches et pures où l’essor de la jeunesse luttait contre l’effort du chagrin. Au milieu de ce silence résonna le timbre d’une horloge voisine. Fauvette tressaillit.
 N’est-ce pas sept heures, dit-elle, ou bien sept heures et demie ? C’est à huit heures le convoi de Florentine et il faut que j’y sois, car il n’y aura peut-être que moi.
 Sept heures un quart, dit Marianne en tirant sa montre ; alors je vous laisse...
 Oh ! j’ai bien le temps, s’il n’est que sept heures un quart. C’est là tout en face , et je n’ai à mettre que mon waterproof. Si ce n’est que pour ça, ne vous en allez pas, je vous prie.
 Non, car je voudrais vous parler encore. Nous ne nous sommes pas assez comprises, entendues... je voudrais... Mais d’abord dites-moi... Quelle est cette femme au convoi de laquelle vous voulez allez ?
 Celle qui est morte avant-hier au soir, presque sous vos yeux mademoiselle. Un frémissement parcourut le corps de Marianne.
 Je le pensais, dit-elle. Ah ! quelle scène affreuse ! et cette femme est morte après un souper, parce qu’elle n’avait pas mangé, - elle l’a dit elle-même, - depuis trois jours ! Elle frémit encore.
 Si vous saviez, dit Fauvette, comme elle était malheureuse, le pauvre créature ! Elle avait été séduite à 15 ans par quelqu’un... que vous connaissez, mademoiselle, et puis depuis abandonnée par lui, elle avait été à d’autres, vivant bien ou mal, selon l’amant qu’elle avait ; enfin elle est devenue vieille. Alors plu d’amants... et plus de pain. C’était une pitié que de le voir, usant ses vieilles toilettes et coquetant pour attraper par-ci par-là un dîner, une pièce de 5 francs...
 Oh ! quelle vie infâme !
 Je le sais bien ; mais que voulez-vous qu’elle fit ? elle n’avait pas d’état. Celui-ci qui l’avait embauchée, pour jouir de sa beauté et de sa jeunesse, ne s’était pas inquiété de savoir ce qu’elle deviendrait. Puisque je vous ai dit que les choses étaient arrangées pour que les femmes ne puissent pas se suffire à elles-même, il faut donc bien qu’elles acceptent l’aide des hommes pour vivre, et bien souvent ce n’est que pour en mourir. Il y en a, au métier de Florentine, qui se tuent : ce sont les plus avisées, elles ne souffrent pas si longtemps. Cette malheureuse ne vivait que de honte et d’avanies, on se moquait d’elle. Ils avaient le cœur de trouver ça drôle. Ah ! les hommes ! Ils disent que les enfants sont cruels !... Au moins les enfants ne savent pas, et s’ils se moquent des bancals et des bossus, ça n’est pas eux qui les ont faits. Marianne regardais Fauvette, et une question s’arrêtait à ses lèvres. La jeune femme, elle, regardait une chose invisible, et tout à coup, reculant d’un pas, d’un air d’épouvante, elle mit la main sur son front et sur ses yeux.
 Pour moi, dit-elle, si jamais l’envie me reprend de croire à des serments d’amour... j’aime mieux la Seine ?
 Cet homme, demanda Marianne d’une voix émue et timide, qui était l’autre soir avec vous et... cette malheureuse, quel était-il, je vous prie ?
 Ca, mademoiselle, c’est un homme qui me faisait la cour, et il est revenu hier soir. Comme il me sait abandonnée, il pense qu’un jour ou l’autre je le prendrai. Marie, depuis Emmanuel, a déjà eu deux amants. Ils pensent que je vais faire de même aussi, moi. Mais non ! je le dis, non, et si je me sentais glisser là-dedans, je trouverais un moyen, et il serait bon...
 Oh ! vous ne pouvez pas être tentée de cette vie infâme, vous Fauvette, dit Marianne en lui prenant la main. J’en suis certaine, rien qu’en vous regardant. Mais aussi il ne faut plus voir ces hommes et ces femmes avec lesquels vous allez.
 Je suis bien ; pourtant, de vivre seule, toute seule, c’est trop dur. Et puis, voyez-vous, nous autres, mademoiselle, ce n’est pas comme chez vous : on a des amies, on ne les laisse pas pour ça. Que voulez-vous ? ça arrive tant ! D’ailleurs est-ce à moi de les blâmer ? et puis ce ne sont pas de mauvaises personnes.
 Elles sont blâmable pourtant ; car enfin plusieurs d’entre elles au moins pourraient vivre de leur travail, et c’est par goût de la toilette et de la dissipation... La jeune fille s’interrompit sous le regard que Fauvette attachait sur elle, regard où se lisait une désapprobation à la fois triste et amère.
 Vous êtes riche, vous mademoiselle ; vous savez beaucoup de choses, vous avez des livres, de la musique, des promenades, de la toilette, des spectacles ; vous passez votre temps à faire ce que vous voulez...
 Eh bien ? demanda la jeune fille avec un certain malaise.
 Eh bien ? je veux dire que lorsqu’on est si heureux, on ne sait pas ce qu’on dit quand on reproche à une jeune fille d’aimer la dissipation. Marianne rougit.
 Pardon ! je ne l’ai pas dit pour vous blesser.
 Je sais bien, allez, tout le monde est comme cela ; on parle de ce qu’on ne comprend pas. Mais, tenez, regardez autour de vous, cette petite chambre : voilà toute notre vie à nous autres : un lit où nous avons six heures à dormir, encore pas ; la commode, toujours trop grande pour notre peu de linge et de vêtements ; le miroir où l’on se voit jeune et jolie, et dans lequel on peigne ses cheveux et l’on s’en couronne la tête, quelquefois en rêvant, parce que c’est naturel, voyez-vous, aux jeunes filles, qu’elles soient riches ou pauvres, d’aimer la toilette et le plaisir ; la chaise et la petite table, où l’on travaille depuis le point du jour jusqu’à la nuit tombée, après quoi l’on s’allume sa petite lampe pour coudre encore jusqu’à onze heures ou minuit. Fauvette continua :
 Vous êtes-vous imaginé, mademoiselle, ce que c’est que de toujours coudre, toujours, toujours ! demain comme hier, toutes les heures les unes après les autres, toujours tirer cette aiguille, et ne pas faire autre chose dans la journée, dans toute la vie ! Et ça tout bonnement pour vivre, c’est à dire pour ne pas mourir, pour manger du pain et un peu de café au lait, un peu de fromage ; pouvoir s’étendre sur un mauvais lit pendant quelques heures, quand on a le dos brisé, meurtri à crier, par ce petit mouvement du bras, toujours le même, répété des millions de fois... pour vivre, ce qui veut dire seulement pour coudre toujours, sans cesse, comme une machine ou avec une machine pour compagnie... Voilà, mademoiselle ! Eh bien ! moi, qui sais ça, je n ‘ai pas le courage de les abîmer, les pauvres qui se laissent tirer hors de ce tombeau pour aller se réchauffer un peu au soleil. Pensez-vous qu’il y ait bien de la différence entre la petite chambre où coud l’ouvrière et le cercueil ? la plus grande est que dans celui-ci on ne souffre plus et que dans l’autre on se sent mourir.
 Pardon ! s’écria Marianne en saisissant les mains de Fauvette, pardon ! J’ai été méchante et stupide tout à l’heure, et vous avez eu bien raison ; je ne savais pas ce que je disais. Sa voix s’altéra ; elle pencha la tête sur l’épaule de Fauvette, qui se mit à pleurer en la serrant dans ses bras.
 Que vous êtes bonne ! Oh ! jamais je n’en ai connu une comme vous. Laissez-moi vous aimer. Je n’aimerais plus que vous ; ça me remplira le cœur , et comme ça je pourrai rester honnête. Autrement, voyez-vous, vivre sans aimer, vivre sans rien dans sa vie, rien que pour coudre, ça ne peut pas ; nous ne sommes pas des machines des fer.
 Pauvre !... pauvre sœur ! disait Marianne, je croyais vous plaindre, je croyais vous aimer, et je ne comprenais pas. Oh ! que pourrais-je faire pour me racheter, Mais hélas ! il faudrait d’autres forces que les miennes. Comment se peut-il que des femmes, des êtres humains, soient ainsi traitées ?... Oui, comme des machines de fer. Et nul autre refuge que la tentation, l’opprobre, et enfin la misère toujours. Oh ! Fauvette ; non, je n’avais pas compris. Et bien d’autres sont de même. Il faudra le dire à tout le monde ; il faut que tout le monde comprenne ces choses-là ! Elles pleuraient ainsi, dans les bras l’une de l’autre, se parlant à phrases entrecoupées, debout, au milieu de l’étroite chambrette, et, bien que tout fût tristesse dans leurs paroles et dans leurs pensées, un rayonnement singulier d’où la joie supérieure et forte, éclairait leurs fronts. Elles avaient passé de leurs propres souffrances dans celles d’autrui ; avec cette ardeur généreuse qui est la force et comporte toujours un rayon d’espoir, et elles goûtaient la joie d’une affection pure, nouvelle, enthousiaste, qui, née à peine, gonflait déjà leurs cœurs. Un silence eut lieu pendant lequel elles restèrent ainsi embrassées, le front rêveur, les yeux brillants de larmes claires et lumineuses, qui roulaient une à une, lentement, sur leurs joues. Marianne enfin se dégage doucement des bras de Fauvette, la fit s’asseoir tout près d’elle, et lui prenant les deux mains :
 Ecoute, lui dit-elle, il faut que tu sois ma sœur. Nous ferons ensemble pour les autres ce que nous pourrons ; toi du moins, tu seras sauvée ! Tu me remplaceras cette Henriette que j’aimais tant. Je n’ai jamais eu d’amie parmi les heureuses, je ne sais pas pourquoi ; mais je suis contente que ce soit ainsi.. Et toi, Fauvette, veux-tu être mon amie ?
 Oh ! je n’avais rien rêvé de pareil jamais, disait l’ouvrière en pressant de ses mains tremblantes les mains de marianne. Si je vous aime !
 Dis-moi tu, comme je te le dis ; je te le répète, tu est ma sœur ! Tout à l’heure, en appuyant ma tête sur ton sein, le cœur plein de souffrances que tu venais de me révéler, j’ai compris, j’ai vu, un devoir nouveau, dont je n’avais encore eu l’idée que d’une façon confuse.

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