La citoyenne.
Ce citoyen de l’avenir, cet être vraiment libre, soi, créateur de sa propre destinée, cet associé à l’empire du monde, quel sera-t-il ? Qui – à partir, naturellement, de l’âge adulte – sera investi des droits de citoyen ?
Il est beaucoup d’esprits, heureusement, qu’une telle question surprendra, et qui la déclareront oiseuse, en face d’un principe aussi général, aussi formel que le droit individuel. Mais combien d’autres
cependant – combien même de démocrates – qui, en parlant du citoyen, n’ont vu, n’ont suivi des yeux qu’un seul être : l’homme, le type masculin représentant unique pour eux de l’humanité pensante
et active ?
Combien sont-ils encore, ceux chez lesquels l’habitude l’emporte sur la réflexion, qui, tourmentés par la logique du principe, ne lui cèdent qu’en gémissant et s’efforcent d’en atténuer les effets par toutes sortes de combinaisons ou de corrections ingénieuses, où la forme en arrive à l’emporter sur le fond ?
Ou plutôt, enfin – pour opérer un triage à l’abri de tout encombrement – combien sont-ils qui, sans hésitation, voient dans la femme l’être humain doué des facultés humaines dans leur plénitude, et
investi de tous les droits que confère l’humanité ?
Cette question de la femme est une de celles qui ont le plus accusé jusqu’ici l’insuffisance du XIXe siècle, sa légèreté, la confusion de ses idées et l’égoïsme de ses instincts. Elle a montré que la démocratie, dans sa généralité, n’est pas sortie encore de cette phase instinctive de toute revendication, où l’émancipé réclame l’empire, au lieu de la liberté qu’il ignore, et, tandis qu’il s’indigne contre ses tyrans, est révolté qu’on lui conteste ses esclaves. Le bourgeois, ennemi personnel des monarques, le
prolétaire, qui prend au sérieux le titre de souverain qu’on accole à son bulletin de vote, ont absolument besoin d’un royaume dans leur maison. Ils se croiraient déshonorés à moins, et toute la superbe, toute l’indignation passionnée, toute la hauteur et tout le dédain, sans préjudice des méprisantes railleries par lesquelles les maîtres de peuples défendent leur droit divin, les sujets révoltés, les émancipés d’hier, les mettent au service du droit masculin – divin également, et dont l’origine est la même. – Mais a-t-on besoin de remonter aux origines quand on a la loi ? Et quel besoin de raisonner, quand le fait vous donne raison ?
La question du droit de la femme date de la grande révolution, ou, ce qui revient au même, de la philosophie du XVIIIe siècle. Elle ne pouvait naître que du droit individuel. Les femmes l’ont senti, à cette époque ; elles se jetèrent dans la philosophie et dans la Révolution avec ardeur, et la Révolution ne périt que lorsque, rebutées, désaffectionnées, elles l’abandonnèrent. Leur cause alors n’était comprise et soutenue que par un petit nombre de penseurs, Condorcet en tête ; mais c’était l’élite de la Révolution, tandis que les violents et les ambitieux, c’est-à-dire les faux révolutionnaires : Hébert et Chaumette, Robespierre et les jacobins, renvoyaient dédaigneusement la femme à sa quenouille, à son foyer ou à sa parure. – Elles y allèrent et se mirent à préparer le Directoire.
Cette division persistera dès lors : Tout ce qui suit et conserve l’esprit de la Révolution, accepte ou proclame le droit de la femme ; tout ce qui, sous le vêtement de la forme et de la lettre révolutionnaires, cache l’esprit du passé, ses intrigues ou ses instincts, poursuit cette cause de sa haine et de ses attaques. Bonaparte la proscrit et l’insulte dans Mme de Staël, et le droit de la femme est alors noyé, comme tous les autres, dans la guerre et le militarisme.
On trouve pourtant la femme dans les armées. Malgré l’opinion, malgré la loi, malgré la nature (c’est-à-dire malgré l’instinct de conservation, qui existe aussi bien chez l’homme, mais que l’opinion pour lui, l’oblige à surmonter malgré tout) ; emportées qu’elles sont par l’enthousiasme révolutionnaire, par cette loi naturelle, inévitable, qui les remplit des mêmes sentiments, des mêmes passions que la société dont elles font partie et dont les intérêts leur sont communs.
A partir du moment où l’idée se relève en France, le droit de la femme renaît, quand le Socialisme se formule. Laissant les bourgeois monarchiser et féodaliser, sous de nouvelles formes, se partageant le butin fait sur la noblesse et le clergé ; laissant les révolutionnaires formalistes corriger en invoquant des dates et en évoquant des ombres, le socialisme reprend la pensée de la révolution, sa raison, sa revendication profonde : le droit pour tous. Il cherche la réalisation de la justice, sans laquelle la justice n’est point ; il émet des plans de société future. Souvent il se trompe, ses vues à lui-même sont confuses ; il mêle l’autorité à la liberté, le privilège à l’égalité.
Saint-Simon tombe dans la théocratie ; Fourier veut bâtir une cité nouvelle avec tous les immondices du passé ; Cabet verse dans le monarchisme ; cependant, ni les uns, ni les autres, n’admettent
d’esclavage naturel, de privilège inné ; les hiérarchies, qu’ils ne savent pas délaisser encore, procèdent au moins du consentement, de l’élection ; la femme est prêtresse ici ; là bacchante, hélas ! Tout est partagé.
Le vrai socialisme, la vraie tradition révolutionnaire, qui poursuit la réalisation de la grande parole : – Tous les hommes (les humains) sont libres et égaux en droits, – reste inébranlable dans cette donnée de l’égalité. Très faible au début sur l’article de la liberté, il marche à cet égard de progrès en progrès. Il est vrai que deux écoles, qui se prétendent socialistes, rejettent le droit de la femme ; ce sont les
positivistes et l’école proudhonienne. Mais celle-ci qui, à proprement parler, n’est point une école, faute d’une doctrine homogène, s’est de plus en plus révélée bourgeoise et réactionnaire ; celle-là, sous le vernis des idées nouvelles et sous le nom du socialisme, abrite les idées autoritaires du passé. Divisée elle-même en deux sectes, la plus rationnelle est celle dont la doctrine est la moins précise, et ne constitue guère qu’une méthode philosophique, à tendances aristocratiques. Il ne suffit pas, pour être socialiste, d’émettre son avis sur les questions sociales ; car alors les ennemis mêmes du socialisme en feraient partie. Est socialiste celui qui, animé de l’esprit nouveau, adversaire du passé, cherche à réaliser les promesses de la révolution et à faire passer son esprit dans les faits, à appliquer le droit nouveau, autrement dit la participation de tous aux mêmes avantages : l’Egalité.
André Léo.
(A suivre)
(Le "A suivre", n’a pas eu a priori de suite)